La Parabole de Cooper Hewitt 2016

En duo avec Jeanne Berbinau Aubry,
Installation in situ, verre, encres d’imprimante, silicone, acier, tubes fluorescents UV, composants électriques
310 x 400 x 280 cm

Knockin’on Heaven’s Door

«Nous voici donc, Marcel, devant votre grande peinture sur verre…»

Rares sont les expositions d’art contemporain qui offrent un tel voyage à travers le temps. C’est l’heureuse surprise offerte par l’installation imaginée par Rémi Amiot et Jeanne Berbinau Aubry pour la Galerie de la Marine qui opère, à plus d’un titre, un retour sur le passé.

Son titre justement, « La Parabole de Cooper Hewitt », renvoie à l’ancêtre du tube fluorescent créé en 1901 par l’ingénieur américain, Peter Cooper Hewitt. Ensuite, son origine – au moins sur le plan théorique – est à trouver dans un texte fameux du critique d’art et artiste Irlandais Brian O’Doherty, Inside the White Cube : The Ideology of the Gallery Space1, devenu aujourd’hui une référence tant pour les historiens de l’art que pour les artistes. Le travail critique de O’Doherty interrogeait alors l’évolution de l’espace d’exposition en lien avec l’émergence de la modernité. Selon l’auteur, du Salon carré du Louvre qui accueillait chaque année le Salon, aux salles du MOMA aux murs a priori plus neutres, en passant par celles des galeries d’art moderne, l’œuvre d’art était en 1976 aussi sacralisée qu’en 1673, voire pi. Cette observation conduit alors O’Doherty à comparer l’espace d’exposition – déjà nommé à l’époque « white cube » -, à un lieu sacré, une cathédrale. Mais une cathédrale sans vitrail dans laquelle les objets d’art seraient sacralisés sans nulle intervention de la lumière divine.

Entre le « néon » – objet paradigmatique de l’art actuel – et le white cube – autre emblème de l’art contemporain -, un cadre archi convenu semblait planter le décor de l’exposition des deux lauréats. Mais si l’usage du tube fluorescent s’est largement banalisé au cours des deux dernières décennies, la référence à l’inventeur qui le préfigura n’est pas anodine. Sa présence dans certaines œuvres des deux artistes ne nous a pas échappé. Mais qu’il s’agisse de Dreamachine (2015) de Rémi Amiot, de Lustre (2012) ou encore de Cristallisation (2015) de Jeanne Berbinau Aubry, les artistes l’utilisent à contre-emploi de son usage commun et convenu. Ainsi, faire référence à l’origine du tube fluorescent permet d’inscrire l’objet dans une perspective historique et d’adopter à l’égard de l’évolution de son usage, une position critique. Par ailleurs, si comme le laissait entendre O’Doherty en 1976, les lieux d’expositions sont devenus des lieux de culte, alors le tube fluorescent si fréquemment utilisé pour éclairer le white cube, se serait par conséquent substitué au vitrail. Comment notre auteur commenterait la situation actuelle, qui voit, à l’image de l’arroseur arrosé, un réseau de tubes fluorescents éclairer des œuvres en « néon » ?

Cette tautologie reste à interroger. C’est d’ailleurs l’un des enjeux de « La Parabole de Cooper Hewitt ». Pour ce faire, il convient de revenir à l’histoire du lieu. Cet espace rectangulaire éclairé zénithalement par un réseau de tubes fluorescents, rythmé par de larges piliers en pierre et son plafond d’ogives n’eût pas, dès son origine, sa fonction actuelle. Au début des années 1830, l’administration Sarde souhaitait doter la ville d’une nouvelle promenade, elle fait alors construire une ligne de bâtiments entre la mer et la ville à l’emplacement de l’actuel Quai des États-Unis. Les toits offraient ainsi une promenade suspendue aux premiers touristes. Deux espaces ont ensuite été aménagés en place et lieu de cette promenade : l’un d’eux a d’abord servi d’entrepôt pour l’armée Sarde avant d’accueillir les répétitions de la fanfare des pompiers – l’actuelle Galerie des Ponchettes ; l’autre, réservé aux pêcheurs était dédié à la vente du poisson2, puis servira d’entrepôt aux pêcheries niçoises avant de devenir un espace d’exposition, selon la volonté de la ville en 1967. Il faut attendre l’année 1978 pour que la Galerie de la Marine prenne sa forme actuelle. Aux tissus tendus entre chaque colonne se substituèrent alors des parois fixes en béton, le lieu sera également doté d’un éclairage adapté aux expositions d’art contemporain fermant définitivement l’espace sur lui-même. Ce white cube de pur style néoclassique et d’allure postmoderne, initialement traversé par la lumière et le vent est devenu au fil du temps une chapelle aveugle fréquentée par les amateurs d’art, les touristes, les étudiants et les flâneurs.

Lorsque les deux lauréats du prix de la ville de Nice et de la Fondation Bernar Venet commencèrent à réfléchir à leur exposition, la spécificité de l’architecture du lieu résonna à tel point dans leur esprit avec le constat de Brian O’Doherty qu’ils décidèrent de le prendre à la lettre. L’entreprise était de taille : supprimer l’éclairage artificiel, faire entrer une lumière proche de celle des cieux, mettre la galerie à nu. Les recherches technologiques aspirant à se rapprocher toujours plus près des phénomènes naturels, il existe aujourd’hui des éclairages offrant une lumière proche de celle émise par le soleil. La combinaison de différents types de rayons lumineux (UVA, UVB, UVC) lorsque celle-ci est suffisamment précise peut s’approcher de la lumière du ciel azuréen. Ces prouesses techniques offraient déjà dans les années 1950 aux amateurs de soleil la possibilité de colorer leur peau d’un léger voile halé, grâce à l’invention des tubes fluorescents UV. Des espaces dédiés au « bronzage » fleurirent lorsque le hale de la peau devint dans les années 1980 un signe d’aisance économique. À l’époque, le bronzage était à la jetset, ce qu’est aujourd’hui le sac Kelly à la bourgeoisie, un signe extérieur de richesse, de distinction sociale. Qui ne se souvient pas, un peu amusé, voire moqueur, du hale constant de Bernard Tapi et de Jack Lang au fil de l’année ? Ainsi, jouant des stéréotypes liés au bronzage, a fortiori dans une région, où celui-ci est presque une religion, Rémi Amiot et Jeanne Berbinau Aubry ont cherché à reproduire l’intensité lumineuse tant convoitée par les badauds sur les galets, de l’autre côté du quai.

Filant la métaphore O’Dohertienne, une fois l’éclairage artificiel supprimé et la lumière du soleil recréée, que pouvaient-ils faire d’autre que de percer un trou et y insérer un vitrail ?
À leur décharge, si les institutions culturelles ne reculent devant presque aucune débauche de moyens pour produire des œuvres toujours plus monumentales et démonstratives, rares sont celles qui se sont risquées au cours de ces dernières décennies à réactiver un projet de Gordon Matta Clark – qui aurait nécessité d’entamer les murs intérieurs et extérieurs du lieu. Faute de doter la façade de la galerie de la Marine d’une rosasse – projet d’une trop grande littéralité d’ailleurs – Rémi Amiot et Jeanne Berbinau Aubry ont décidé de faire entrer un « vitrail », une rosasse de trois mètres de diamètre dans leur cathédrale. Aux morceaux de verre colorés enchâssés par des joints en plomb se sont substitués deux verres trempés collés l’un à l’autre renfermant plusieurs litres d’encre d’imprimante (CMJN) et de silicone. Posée sur son socle en métal à un mètre du sol et du foyer lumineux, la rosasse 2.0 de la Galerie de la Marine éprouvera les rayons du dispositif électrique pendant près de quatre mois. Les tubes fluorescents rassemblés sur une estrade, vont insoler en permanence – et par intermittence, pour les plus agressifs – la lentille de verre colorée. Au fil du temps, la matière picturale devrait évoluer, changer de nature, de couleur et d’aspect. À l’image de l’édition proposée à l’occasion de l’exposition, la matière prisonnière de son bocal de verre s’assèche, se rétracte, se fissure, donnant ainsi une qualité minérale à l’objet.

Le principe de l’insolation n’est pas sans rappeler les expériences picturales de Patrick Saytour et de Claude Viallat sur la côte méditerranéenne au début des années soixante-dix. Et la métamorphose de la matière n’est pas sans lien avec le travail personnel des deux artistes. Celle-ci renvoie au long processus de réaction chimique éprouvé par les Cristallisations (2015-2016) de Jeanne Berbinau Aubry.

Ainsi, la transformation, qu’il s’agisse de celle d’un objet, d’un état, d’un élément naturel ou d’une matière, traverse l’œuvre des deux lauréats. Et même si la réalité s’impose à eux dans la jouissance et/ou dans l’effroi, Rémi Amiot et Jeanne Berbinau Aubry cherchent à la dompter pour mieux la tordre.
De concert, les deux artistes auront réussi à transformer la Galerie de la Marine en cathédrale. Les câbles électriques noirs descendant du plafond délimitent implicitement trois couloirs distincts que l’on peut, sans exagération, qualifier de nef et de collatéraux. Quant à l’éclairage, rassemblé en un seul point, celui-ci plonge la galerie dans une pénombre tout en se diffusant au plafond. L’architecture des lieux en est magnifiée et l’atmosphère rappelle celle des lieux de culte. Tout est calme, seul un léger grésillement dû au dispositif électrique se fait entendre à l’approche du cœur de l’œuvre. Un silence religieux appelle au recueillement, auraient-il cherché, à l’image du Nobel fraîchement nommé, à frapper aux portes du Paradis ?

Élodie Antoine

  1. Artforum entre 1976 et 1981, puis en 1999 par University of California Press. Le texte fut d’abord publié sous la forme d’articles dans la revue américaine
  2. Les numéros gravés sur les piliers réfèrent d’ailleurs à l’emplacement des étales.